D’après les photographies d’Une histoire sans paroles
« Amiens vaut mieux que Dreux, tu verras », avait dit à Jacqueline Cooper son marin de mari avant de déposer au sol le dernier carton, de se saisir de son baluchon et de poser un dernier baiser sur le front de son épouse. Malgré ces paroles rassurantes, elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger : pourquoi diable lui faire soudain quitter leur coquet petit nid d’amour drouais – où ils vivaient Eureux –pour un appartement, certes deux fois plus grand et fort bien situé à deux pas de la cathédrale, mais bien moins amène ? Elle ne connaissait pas Amiens, ne s’était d’ailleurs jamais risquée à s’aventurer en région picarde, bien trop échaudée par les rumeurs sur le climat glacial qui y régnait en toute saison.
Quoi qu’il en soit, l’hiver avait vu s’achever le déménagement, et il était déjà l’heure de se quitter. En mars, ça repart, et Walter Cooper l’abandonnait de nouveau jusqu’à la Noël et la prochaine permission, neuf mois dont elle savait déjà qu’ils seraient interminables de solitude. Maintenant que la guerre était finie, le gros des troupes démobilisé, lui et son équipage reprenaient les mission d’exploration. À bord du SS Obélisque, ils s’en iraient affronter les étendues panoramiques et encore vierges du Pacifique Sud, dans le fol espoir, l’idée fixe d’y découvrir de nouvelles contrées qu’ils apercevraient au loin, qu’ils accosteraient, puis qu’ils séduiraient avant que d’y planter leur drapeau conquérant. Vaste programme, dont l’évocation laissait à Jacqueline comme un goût un peu amer aux lèvres.
L’angoisse de la séparation lui serrait déjà la gorge lorsque Walter, en franchissant le palier, se retourna, lui sourit et, avec son accent à couper au couteau, lui balança un mystérieux : « Landow ! » Puis s’en fut pour de bon. « … Kégnédit ? », se demanda Jacquie en pensant aux nazis – en trois petites années d’occupation, ils avaient mieux maîtrisé les subtilités phonétiques du français que Walter, qui passait et repassait pourtant la Manche depuis deux bonne décennies. « Landow »… Lune d’eau ? Laine dos ? À moins que… Mais oui : landeau !
Ce fut pour l’épouse, une fois qu’elle eût déchiffré l’étrange message à l’aune des précautions et des sous-entendus dont tous les maris usent, une épiphanie : il était enfin temps, lui avait-il signifié, d’agrandir leur petite famille, non pas d’un épagneul ou d’un british shorthair, mais d’un mini Cooper ! Peut-être même avait-il perçu – par quelqu’une de ces intuitions qui lui avaient permis tout au long du conflit de canarder l’ennemi le premier et d’ainsi éviter la mort en mer (question de tempo) – un état de fait qu’elle-même ignorait encore ? Cette perspective l’enchanta, et elle décida d’abandonner là, à son tour, les cartons encore gros pour s’en aller quérir sur le champ l’objet symbole de leur bonheur prochain.
En sortant du magasin, situé à l’autre bout de la ville, elle poussait devant elle un landeau flambant neuf. L’élégante nacelle de bois blanc et l’armature en laiton soubresautaient au rythme des cahots des quatre roues à pneumatiques avançant allègrement sur la route hésitante. La capote de toile, qu’elle avait dépliée de tout son long, s’arcboutait aussi fermement à l’avant du véhicule que les mains de Jacqueline qui vibraient, agrippées autour du guidon. La tête toute emplie d’une douce quiétude, comprenant à présent le véritable enjeu de ce déménagement soudain, elle poussait et, passant s’en sans soucier dans le quartier délabré de Saint-François d’Amiens, pensait « Oui : on y sera bien, à Amiens ».
Elle fit un détour pour quitter les constructions nouvelles, imposantes et fort laides, qui cohabitaient encore avec les vieilles demeures en ruines, et se retrouva au milieu des champs. Elle n’apercevait plus à l’horizon la silhouette historique du centre-ville. Sur le chemin caillouteux, elle croisa une maisonnette, plantée comme par miracle au bout d’un potager. À la grille d’entrée, une pancarte annonçait en lettres capitales : « TERRAIN À VENDRE – LAND ON SALE ». Jacqueline s’amusa de cette traduction malhabile et s’en fit un refrain pour accompagner le craquement régulier des pneus sur les cailloux, le frottement bien huilé des essieux du landeau.
Ce n’est que sur le chemin du retour que le doute l’étreignit soudain. Ses pas cessèrent, elle s’assit gravement sur le rebord de la route. Elle découvrit au loin les courbes de la ville qui, à nouveau, s’érigeaient, puis contempla le sol. Land, ho!