La photographie stéréoscopique :
les french tissues et les diableries

La photographie stéréoscopique : <br>les french tissues et les diableries

On l’a vu dans le premier article consacré à la photographie stéréoscopique, depuis l’invention de la photographie et de la représentation stéréo, l’engouement pour ces vues en relief est immédiat et massif.

Pour les premières visionneuses stéréoscopiques, on conçoit des planches cartonnées sur lesquelles sont collées une paire d’images que l’œil va assembler. Le format est d’environ 17×8,5 cm. Ces cartes seront très populaires jusqu’au XXe siècle, soit avec des représentations en gravures, soit à partir des années 1850 avec des photographies albuminées.

Les tirages à l’albumine sont faits sur des feuilles de papiers très fines, puis généralement contrecollés sur du carton. C’est précisément la capacité de ces tirages à être sur un support très léger qui va servir à la magie des vues stéréoscopiques. En effet, on va tirer parti de cette semi-transparence pour que, visionnées à contre-jour, on puisse faire apparaître des couleurs ou de la lumière…

Les french tissues

À partir des années 1860, vont donc être commercialisées des cartes stéréo, où les photographies seront prises en sandwich entre les cadres de carton, et seront doublées d’une autre feuille très fine protégeant des aplats de couleurs qui vont apparaître et magnifier l’image quand elle sera vue à contre-jour. Les anglais les appelleront les french tissues (tissue pour papier de soie). On les agrémentera aussi parfois de petits trous, parfaits pour figurer une file de lumières la nuit…

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"Tissue" de l'Opéra, vers 1880 , face éclairée, à contre-jour et de dos; les petites perforations du papier vont merveilleusement représenter les illuminations du Palais Garnier la nuit.
« Tissue » de l’Opéra, vers 1880 , face éclairée, à contre-jour et de dos; les petites perforations du papier vont à merveille représenter les illuminations du Palais Garnier la nuit. © Le chronoscaphe

On trouve beaucoup de tissues ayant pour thème l’architecture, mais la technique se prêta aussi bien au scènes de la vie courante qu’aux curiosa.

Les Diableries

Dans les années 1860 va apparaître une série de cartes stéréoscopiques, Les diableries. Il s’agit de saynètes montrant le diable et ses sbires, souvent dans les enfers, dans des situations bien humaines et très vivantes.

Les représentations de squelettes et de morts apparaissent régulièrement dans les arts populaires : Dit des trois morts et des trois vifs et Danse macabre du Moyen-Âge, vanités et Memento Mori, et plus récemment les fantasmagories, spectacles projetés notamment avec des lanternes magiques depuis le XVIIIe siècle. On y retrouve très souvent ce même thème du mort qui s’adresse au vivant, ou des squelettes qui s’animent comme s’ils n’étaient jamais passés à trépas. Si ces représentations sont souvent pleines d’allégories, elles sont aussi un moyen de railler l’homme de son temps.

En 1860, un sculpteur du nom de Pierre Hennetier commença à mettre en scène le diable et les morts dans leurs « habitats naturels », l’enfer, le purgatoire, ou scènes religieuses. Ce sculpteur avait déjà réalisé des bas-reliefs en argile pris ensuite en photographie pour en faire des vues stéréoscopiques illustrant des passages religieux ou des contes populaires. Cette série dédiée au monde d’en-bas va rapidement sortir de la seule interprétation religieuse, pour raconter de charmantes scènes de la vie courante…

Hennetier est bientôt rejoint par un autre sculpteur, Louis Habert, et ils vont, ensemble puis séparément, produire plus d’une centaine de scènes, toutes riches d’humour, de détails charmants et de satyre de leur temps, sculptées dans l’argile avec des personnages mesurant une vingtaine de centimètres. Telle une collection de Martine, on pourra suivre les aventures de Satan, Un réveillon chez Satan, Les Cuisines de Satan, Les Régates à Satanville, Satan journaliste, Les Patineurs de l’enfer, etc. Il ne manquerait que Satan à la plage ! Madame et Mademoiselle Satan ne manquent pas à l’appel (cette dernière plaide pour la grève des crinolines et l’émancipation du vice, rien de moins). On y danse, on y boit, les festivités y sont très présentes : si l’on doit s’imaginer la vie parisienne sous le Second Empire d’après ces images, celle-ce devait être incroyablement débridée ! Satan a aussi des états d’âme, mais il est définitivement un homme de son temps, à vélo, dans le train, à la guerre, aux champs. On doit surtout mettre ces productions en regard de la politique libéralisante de Napoléon III au mitan des années 1860.

Les scènes sont ensuite photographiées puis éditées par un certain Lamiche, et à partir de 1868 par Adolphe Block (pour Habert) et Jules Marinier (pour Hennetier).

Diableries : Les cuisines de Satan
Les Cuisines de Satan, une des premières cartes de la série © Le chronoscaphe

 

Un détail du carton en relief, avec la marque de l'éditeur
Un détail du carton en relief, avec la marque de l’éditeur
L'extrême fragilité du support fait que les cartes en très bon état sont rares, et qu'elles ont été plus souvent déchirées voire malheureusement "réparées" .
L’extrême fragilité du support fait que les cartes en très bon état sont rares, et qu’elles ont été plus souvent déchirées voire mal réparées.

La richesse des détails est impressionnante : il s’agit bien de personnages en ronde-bosse, car n’oublions pas que les scènes sont prévues pour être en relief , et que les différents plans doivent bien se détacher.

Diableries : Satan malade
Satan malade, n°32 de la série. On peut voir la signature d’Habert en bas à gauche © Le chronoscaphe
Le tribunal de Satan
Le Tribunal de Satan, Habert 1863; le squelette le plus léger de la balance porte une crinoline, c’est bien une femme ! © Le chronoscaphe
Le laboratoire de Satan
Le Laboratoire de Satan © Le chronoscaphe

La magie des tissues

Si vous êtes déjà abasourdi par le fourmillement des détails et la complexité de la mise en scène, accrochez-vous, ce n’est pas fini.

J’ai commencé cet article en vous racontant la particularité de ces tirages si fins qu’on pouvait jouer avec leur quasi-transparence. Pour les diableries, l’effet sera également mis en place d’une façon saisissante : regardée à contre-jour, la scène se pare de couleurs, et les yeux des protagonistes vont s’enflammer.

La reproduction de la vue en lumière réfléchie n’est pas simple et peu flatteuse en comparaison avec l’effet réel. Voici cependant un aperçu de ce que donnent les cartes précédemment présentées :

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Les yeux étaient souvent percés et rehaussés d’une gélatine rouge ou verte qui les fait littéralement briller. Les autres couleurs ont souvent débordé, mais le contraste lumineux et l’assemblage binoculaire font que l’ensemble n’en pâtit pas.

Diableries et tissues aujourd’hui

Différentes séries seront produites par d’autres photographes, et le thème perdurera jusqu’aux années 1890.

Si la création de ces photographies stéréoscopiques est française, c’est dans les pays anglo-saxons que l’on en trouve le plus de traces aujourd’hui. Ce n’est pas étonnant car c’est aussi dans ces pays que de nombreux collectionneurs d’arts populaires s’intéressent aux lanternes magiques et autres procédés d’images projetées et animées.

Je recommande bien sûr la lecture de Diableries: Stereoscopic Adventures in Hell, formidable catalogue raisonné sur ce sujet écrit par Paula Fleming, Brian May et Denis Pellerin, paru en 2013 et disponible depuis quelques mois en français. Les diableries sont peu courantes et souvent assez chères ou dans un mauvais état. Le livre offre donc de très belles reproductions, restaurées avec beaucoup de soin, et un stéréoscope astucieux, le Owl vous permettra de profiter du relief. Vous pouvez également visiter la page consacrée aux diableries sur le site de la London Stereoscopic Company.

À voir également, la page dédiée aux diableries sur le site de Dick Balzer, extraordinaire rassembleur de jouets optiques (et profitez-en pour faire un tour dans le reste de sa magnifique collection).

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